vendredi 22 janvier 2010

Agnès van Zanten : « Les décideurs politiques utilisent la recherche comme instrument de légitimation »

Extrait de :  La Lettre de l'education du Monde n° 654 du 18 janvier 2010, rubrique "Le point avec".


"Agnès van Zanten est directrice de recherche au CNRS et travaille à l’Observatoire sociologique du changement.

Vous menez un travail sur le lien entre recherche et politique éducative. Pourquoi ?

Il n’existe pas d’espaces d’échange entre décideurs et chercheurs. L’INRP, qui aurait pu avoir cette vocation d’interface, n’a jamais reçu un fort soutien financier ni politique pour orienter son activité dans ce sens. Les think tanks sont rares et très liés au politique. Les chercheurs participent parfois à des commissions gouvernementales, mais sont souvent en concurrence avec des « intellectuels », dont le point de vue est considéré comme tout aussi légitime. Le chercheur est souvent davantage sollicité pour son prestige individuel que pour les conclusions de ses travaux, ce qui favorise des prises de position plus idéologiques que scientifiques. Des consultations informelles de chercheurs existent aussi au sein des cabinets ministériels, mais on ne sait pas vraiment ce qu’il en advient. Au final, il est très rare que les politiques s’adressent à une équipe de recherche, même si cela a pu arriver, en particulier sous le ministère d’Alain Savary. Enfin, le contact entre décideurs et recherche se fait souvent par médias interposés. Cela crée des distorsions, car les médias sont contraints dans leur format, et s’intéressent surtout aux questions en lien avec l’actualité.

Pourquoi cette situation ?

En France, le personnel politique et administratif n’est guère incité à solliciter les chercheurs en raison de leur formation, qui implique rarement une familiarisation avec les recherches en éducation et en sciences sociales. Comme la recherche ne produit pas toujours des réponses simples, qu’elle est fragmentée et pas toujours bien diffusée, elle est souvent ignorée. Cela permet aux politiques de fonder leurs choix sur des valeurs et des idées très générales, plutôt que sur des objectifs précis tenant compte de l’état de la connaissance scientifique. Un autre problème réside dans le rythme du politique. Ministres, recteurs, chefs d’établissement changent fréquemment, d’où des lancements de politiques incessants. Ils n’ont pas le temps de s’approprier les questions et sont plus focalisés sur le maintien du consensus que sur la résolution des problèmes. Un vrai dialogue est rare. Il ne peut se nouer que quand des décideurs sensibilisés à la recherche et animés d’un projet de réforme sur le long terme sont en mesure de poser des questions auxquelles la recherche peut répondre.

Comment le politique instrumentalise-t-il la recherche ?

Les décideurs politiques font de plus en plus référence à la recherche à des fins de légitimation. Ils mobilisent des statistiques, des résultats et des concepts pour donner plus de poids à leur argumentation, mais en omettant le cadre interprétatif des chercheurs. Cette utilisation sélective est problématique, car une même donnée extraite de son contexte peut être utilisée à des fins très éloignées de celles poursuivies par le chercheur, par exemple pour justifier l’immobilisme, légitimer des coupes budgétaires ou infléchir la négociation des réformes. Parfois, c’est seulement une formule « choc », tirée d’un ouvrage et ayant peu de lien avec le contenu, qui est retenue. D’où les réticences de plus en plus fortes des chercheurs à tisser des liens avec les politiques.

Comment la recherche en éducation peut-elle redevenir un instrument pour l’action ?

Il faut favoriser les interventions des chercheurs dans l’espace public, et pas seulement dans les médias. Il faut imaginer des think tanks adossés au monde universitaire, et créer des postes d’acteurs-relais pour favoriser le va-et-vient constant entre la recherche et l’action. Surtout, il est essentiel d’injecter la recherche à l’intérieur même des institutions : les membres de l’administration centrale, les recteurs, les inspecteurs, les chefs d’établissement, doivent être formés aux résultats et aux méthodes de la recherche en éducation. Ainsi pourraient-ils mener eux-mêmes des évaluations plus complètes, ou faire plus facilement appel à la recherche. Cette organisation n’est pas utopique. Au Canada par exemple, les personnes qui ont en charge l’administration et l’évaluation du système éducatif ont des masters en éducation et suivent régulièrement des formations en sciences sociales. Ils ont, de fait, plus tendance à s’appuyer sur la recherche."

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